de mathématiques le 21 juin 2007
Intervention de Henri Alleg
Mesdames, messieurs, chers amis, chers camarades,Cinquante ans. Un demi-siècle depuis le jour où Maurice Audin disparaissait. Un demi-siècle de souffrances et de deuil de tous les instants pour vous, Josette, pour vous Pierre, Michèle et tous les vôtres, de refus officiel de dire ce que fut la fin de Maurice, un demi-siècle durant lequel les coupables à tous les niveaux du crime, militaires et civils, ont été non seulement protégés mais scandaleusement promus et récompensés par les plus hautes distinctions, un demi-siècle durant lequel, ceux qui dirigent se sont efforcés de faire oublier le forfait et sa signification mais un temps aussi durant lequel n’a jamais fléchi notre volonté et celle, aussi farouche, de millions de Français et d’Algériens, de continuer leur action pour qu’enfin soit publiquement dénoncés les assassins et leurs protecteurs aussi haut placés qu’ils aient été et où qu’ils soient encore.
Certains qui ne savent rien ou prétendent ne rien savoir du sanglant conflit, de ce que fut le système colonial, de la révolte justifiée de ceux qui en étaient les victimes depuis plus d’un siècle, s’étonnent et vont même parfois jusqu’à s’indigner que, des deux côtés de la Méditerranée, on refuse d’oublier et on continue d’exiger qu’enfin la vérité, toute la vérité, soit dite sur une guerre dont on refusait, jusqu’il y a peu de temps, de dire même le nom et sur les crimes et les moyens épouvantables utilisés pour la mener. Ceux-là croient voir ou plutôt prétendent voir, dans ce refus d’oublier et d’accepter pour vrai le mensonge, l’expression d’un désir inassouvi de revanche en même temps qu’une volonté d’humilier la France devant le monde entier en exigeant d’elle qu’elle affiche sa « repentance » pour les crimes commis en son nom.
La réalité est tout autre. Exiger -comme le font aujourd’hui les courageux initiateurs du Prix Maurice Audin de mathématiques ou, comme le faisaient hier les membres des mouvements et collectifs opposés à la guerre- que la vérité soit reconnue et proclamée, c’est au contraire défendre les plus nobles traditions du peuple français qui, de la proclamation révolutionnaire de l’égalité de tous les hommes, aux combats menés contre l’esclavage, l’oppression coloniale, le racisme et contre l’injustice sociale, lui ont valu le respect de centaines de millions d’hommes de par le monde.
« En attaquant les Français corrompus, c’est la France que je défends » écrivait Romain Rolland, il y a quelque cent ans. Et ces Français corrompus dont il parle, il les reconnaîtrait aujourd’hui dans ceux qui, sans qu’ils en éprouvent le moindre remords, faisaient exécuter sommairement des centaines de prisonniers algériens, camouflaient en « évasion » leur assassinat, comme ils le firent pour Maurice Audin ou en suicide comme ce fut le cas pour Larbi Ben M’hidi et Ali Boumendjel . Des actes si odieux et si inavouables qu’avec la complicité des pouvoirs en place, ils gardèrent le silence sur leurs forfaits ou maintinrent des versions mensongères durant des décennies . Un silence que les assassins de Maurice Audin n’ont toujours pas rompu et que les autorités de la République ne les ont pas sommés de rompre.
Ceux qui hier, se battaient et se battent encore pour demander justice se moquent bien de cette prétendue « repentance » qu’ils seraient censés réclamer. Ils ne l’ont jamais demandée et savent bien, qu’en réalité, elle n’est évoquée que pour faire diversion, pour masquer la même hypocrite et constante obstination à ne pas répondre à la vraie question posée, celle d’une loyale et juste « reconnaissance » des faits d’histoire, de la perversité du système colonial, de la réalité des innombrables crimes et atrocités qui, durant plus de sept années, jalonnèrent une guerre meurtrière pour des millions d’Algériens et pour près de trente mille jeunes Français, aboutissant finalement à l’exil tragique de la quasi totalité de la population européenne.
Se battre pour que les jeunes générations connaissent enfin la vérité n’est pas seulement un devoir de mémoire à l’égard du jeune et brillant universitaire, du courageux militant communiste algérien et membre du Front de Libération Nationale qu’était Maurice Audin comme à l’ égard de tous ceux -Algériens et Français- qui sont morts pour le droit d’un peuple à vivre libre. C’est un combat toujours actuel. Les tortionnaires et les assassins qui se sont illustrés en Algérie ont aujourd’hui leur émules en Irak et ailleurs. Les garde-chiourme des prisons d’Abou-Ghraïb, de Guantanamo et autres lieux expliquent d’ailleurs que leurs règles et leur comportement s’inspirent du « modèle français » et des méthodes transmises par les « spécialistes » qui les codifièrent. Ils ont d’ailleurs été leurs élèves dans les académies militaires des Etats Unis et de pays d’Amérique latine comme le Chili, l’Argentine, le Brésil, au temps où y régnaient encore de féroces dictateurs. Il faut que tout cela soit connu des jeunes générations afin qu’elles en tirent les leçons.
Des initiatives comme celle prise sous l’impulsion de M. Gérard Tronel et d’autres mathématiciens, pour la création et le maintien d’un Prix Audin de mathématiques y contribuent utilement . Ce n’est pas seulement un magnifique hommage de la part d’anciens à des collègues plus jeunes -français et algériens- dont ils veulent honorer et faire connaître le talent, mais, plus largement, une solennelle affirmation d’une commune volonté d’instaurer – dans un climat de loyauté et de franchise à l’égard du passé-, de nouveaux rapports de féconde et fraternelle collaboration, de respect mutuel et d’amitié entre les deux peuples, avec au cœur la certitude que, ce faisant, ils aident à rapprocher l’heure du monde enfin humain dont nous rêvons.
Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy de l’épouse du jeune mathématicien communiste enlevé, torturé et assassiné par les paras français, il y a cinquante ans à Alger.
Le 11 juin 1957, j’avais vingt-six ans, j’habitais à Alger, rue Gustave-Flaubert, avec mon mari, vingt-cinq ans, et mes trois enfants, Michèle, trois ans, Louis, dix-huit mois, et Pierre, un mois. Des parachutistes de l’armée française ont fait irruption et ont emmené mon mari. Depuis cette date, je ne l’ai jamais revu. À mes questions, il m’a été répondu qu’il s’était évadé. Les historiens, parmi lesquels un homme connu pour sa rigueur scientifique et morale, Pierre Vidal-Naquet, ont établi qu’il était mort sous la torture, le 21 juin de cette année 1957. Mon mari s’appelait Maurice Audin. Pour moi, il s’appelle toujours ainsi, au présent, puisqu’il reste entre la vie et la mort qui ne m’a jamais été signifiée. Depuis cinquante ans, jusqu’à aujourd’hui, les autorités civiles et militaires ont opposé un silence de plomb à toutes les requêtes destinées à connaître enfin la vérité, en particulier au comité Audin qui a rassemblé, durant des années, les meilleurs esprits.
Je ne demande pas, Monsieur le Président, dans le cadre de cette démarche, que s’ouvre un procès des tortionnaires meurtriers de mon mari, sachant que des lois d’amnistie les couvrent, même si je pense que la justice française se grandirait en appliquant une jurisprudence internationale pour laquelle aucune affaire criminelle ne peut être éteinte tant que le corps reste disparu. Des pays qui se targuent moins que le nôtre de porter haut les droits de l’homme en sont venus à procéder ainsi dans un souci de réhabilitation. Je ne vous - demande pas, non plus, de - repentance, un mot qui n’appartient pas à mon vocabulaire. La - torture passée ou présente, et où qu’elle se pratique, exige reconnaissance, stigmatisation, condamnation, et rien d’autre.
Je vous demande simplement de reconnaître les faits, d’obtenir que ceux qui détiennent le secret, dont certains sont toujours vivants, disent enfin la vérité, de faire en sorte que s’ouvrent sans restriction les archives concernant cet événement. Vous qui invoquez fréquemment l’honneur de la France, ne la laissez pas, pour un temps encore, se déshonorer en cautionnant la dissimulation honteuse de cette mort. Vous qui parlez de la souffrance, du courage et de l’humanité des résistants, ne laissez pas enfoui dans la fosse commune de l’histoire, sans lui rendre au moins son identité et sa vérité, un homme comme mon mari qui avait tellement l’Algérie au coeur, et dont les convictions de jeune mathématicien et de militant communiste étaient si pures, qu’il s’est dressé contre des méthodes barbares et qu’il a donné sa vie à ce pays, l’Algérie. On dit que tout homme a droit à une sépulture. C’est même ce que l’on s’efforce d’accorder, aujourd’hui, pour leur rendre un minimum de dignité, aux morts de la rue. La France va-t-elle se refuser encore à accorder ce droit à mon mari et la possibilité pour ma famille, mes enfants, mes petits-enfants de faire le travail de deuil dont personne, dit-on, ne doit être privé ?
Monsieur le Président, on le sait, l’histoire a donné raison à mon mari, à son engagement pour l’indépendance de l’Algérie, ce pour quoi il a été tué. Aujourd’hui, des voix s’élèvent, de plus en plus nombreuses, pour considérer que les hommes comme Maurice Audin, et bien d’autres, étaient la chance d’une Algérie multiethnique, pluriculturelle, permettant aux sensibilités, aux divers courants politiques, de cohabiter. Les avoir sacrifiés constitue un épouvantable gâchis. Pour cela aussi, on doit la vérité à Maurice Audin.
Monsieur le Président, il s’agit d’un crime contre un homme, contre sa famille, contre l’Algérie, contre la France, contre l’humanité. Hélas, je le sais, il n’est pas le seul crime de cette guerre qui n’aurait jamais dû avoir lieu et qui a fait d’innombrables victimes algériennes et françaises. La torture à laquelle n’a pas survécu mon mari n’était pas un accident, elle avait été, selon les propos du général Massu lui-même, chef des parachutistes à Alger, institutionnalisée. Si la vérité sur la mort de Maurice Audin, mon mari, était enfin dévoilée, nombreux seraient ceux, sur les deux rives de la Méditerranée, qui y verraient un acte de justice pour tous, contribuant à l’amitié entre des peuples meurtris, et rendant au mot de république un peu du crédit perdu dans ces circonstances. Pour moi, il est insupportable de ne pas connaître cette vérité, mais il est non moins insupportable, sachant qu’il est mort sous la torture, seule certitude que nous ayons, que la torture ne soit toujours pas condamnée par la France.
Monsieur le Président, je veux encore croire que la France, par votre voix, m’apportera enfin la réponse. Je l’attends, depuis cinquante ans, chaque jour de ma vie.
Avec toute ma considération.
Josette Audin À Paris, le 19 juin 2007
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